Henri Charpentier est artiste dramatique. Il doit conduire, de Huisseau-sur-Cosson à Mont, les voitures et tout le matériel du théâtre de l’Espérance. Le 1er juin 1908, arrivé à Mont, il traverse la ligne du tramway au passage à niveau situé en face de l’église de Mont. Il trouve le passage en très mauvais état, avec une ornière très profonde entre les rails.
Le lendemain, pour éviter cette ornière, il décide de prendre l’autre route, qui arrive au bout du village, du côté de Bracieux, qui est la voie la plus fréquentée, à la Chabadière. Il pense que le passage sera en meilleur état.
Il arrive au passage à niveau un quart d’heure, à peu près, avant le passage du train venant de Blois. Il commence à le franchir. Le passage n’a pas de contre-rails et il est oblique par rapport au chemin. A moment de traverser, la roue avant droite, en heurtant le deuxième rail, glisse contre lui et l’essieu avant se brise sous le choc. Heureusement, à ce moment-là, Henri tient fermement son cheval, ce qui évite à ce dernier de se blesser.
Henri commence à décharger son fourgon, chargé de matériel, de costumes et d’accessoires de théâtre et de photographie. Allégé, son fourgon sera certainement plus maniable. Il part chercher de l’aide et revient avec Justin Minance, le forgeron, et son ouvrier.
Le fourgon d’Henri bloque complètement la voie. A son retour avec le forgeron et son aide, le train n°5 de 5h05, qui va de Blois à Lamotte-Beuvron, arrive au passage à niveau.
Le train s’arrête (vous voyez, ça ne saigne pas tout le temps dans mes histoires), et le chef de train, Moreau, voit Henri Charpentier qui a repris de décharger sa voiture. Il demande de l’aide pour déplacer la voiture et la mettre sur la gauche, le long du mur, en bordure de la route, pour dégager la voie.
Le personnel du train, ainsi qu’un certain nombre de voyageurs et les invités d’une noce, se retroussent les manches. Parmi eux se trouvent Mulot, marchand de bois à Bracieux, Yvon, boucher à Bracieux, Masson, représentant de la maison Le Faou, à Lamotte-Beuvron, Boisset, propriétaire de l’Hôtel le Grand Monarque, à Lamotte-Beuvron. Ils s’attèlent à la voiture et lui font parcourir à peu près un mètre. Mais l’essieu, bris par le milieu, se plante dans le ballast et les oblige à arrêter la manœuvre.
A ce moment-là, le chef de train, Moreau, fait remarquer à Charpentier que, s’ils mettent la voiture contre le mur, le train n’aura quand même pas la place de passer. Le chauffeur, parti chercher un des crics de la machine, réussit à soulever l’avant de la voiture. Les deux bouts de l’essieu sont rapprochés, une barre de fer est positionnée en dessous, attachée aux morceaux de l’essieu avec du fil de fer. Le cric enlevé, les hommes s’attellent à nouveau à la voiture, certains tirant, d’autres poussant, mais la ligature ne tient pas et un des morceaux de l’essieu vient buter contre le rail et la voiture se renverse sur la gauche, sur la chaussée.
A partir de là, les versions divergent. Selon le chef de train, l’avant-train de la voiture est démonté en partie, pour que le train puisse passer et, de fait, il repart avec quarante minutes de retard. L’explication est un peu courte.
Selon Henri Charpentier, le personnel de la compagnie de chemin de fer et quelques voyageurs, excités par les employés, ne pouvant pas attendre plus longtemps, ont décidé de mettre la voiture sur le côté. La manœuvre est simple, plusieurs employés et voyageurs se mettent du côté droit de la voiture, pendant que d’autres personnes se mettent du côté gauche, pour soulever et déplacer la voiture, et la mettre sur la route. Mais l’équipe de droite, énervée, pressée, soulève la voiture et la culbutent sur la route, brisant les deux brancards, et manquant d’écraser l’équipe de gauche, dont fait partie le forgeron Justin Minance.
Le machiniste, jugeant qu’il n’y a pas encore assez de place pour faire passer le tramway, menace alors Henri de tamponner sa voiture, pour la mettre hors des voies. Le pauvre homme s’y oppose, se place devant sa voiture pour la protéger et commence à démonter sa roue, qui gêne encore le tramway. Il dévisse un écrou du ressort droit, enlève un des bouts de l’essieu brisé, et, laisse enfin passer le train qui part à petite vitesse, l’abandonnant près de sa voiture renversée.
Celle-ci contenait les costumes, décors, lampes du théâtre, rangé dans des armoires et les malles des artistes. Une partie avait été déchargée avant l’intervention musclée des employés du train et des voyageurs. De 1500 kg, la voiture ne pesait plus que 600 kg à ce moment-là.
Quand elle a été renversée, le pétrole des lampes s’est répandu sur les costumes, dont un certain nombre sont tachés, surtout deux qui ont coûté plus de 80 francs chacun. En plus, Henri est un photographe amateur. Il transportait son matériel. Un grand nombre de ses plaques de 9×12. 13×18 et 18×24 ont été brisés dans la manœuvre. Les produits photographiques se sont également répandus et les accessoires, éprouvettes, cuvettes pour bains ont été brisés.
Après le départ du train, Henri fait réparer l’essieu par Justin Minance, relève sa voiture et la « gare » dans la cour de Bougnoux, garde particulier, proche du lieu de l’accident, qui l’a également autorisé à étendre les costumes tâchés sous son hangar.
Il exige réparation de la part de la compagnie, pour constater les dégâts et faire réparer au plus tôt ce qui a été abîmé. Il est dans l’incapacité de travailler, faute d’outils et d’accessoires, brisés et dégradés.
L’enquête ne peut que constater les dégâts sur la voiture et les accessoires. Un jour plus tard, les costumes ne sont toujours secs.
Bougnoux, interrogé, confirme que la voiture était suffisamment déchargée pour qu’elle soit facile à soulever et enlever. Mulot, négociant en bois à Bracieux, raconte que tout le monde donnait son avis et voulait commander. Pour lui, ce ne sont pas les employés qui sont responsables, mais les voyageurs qui voulaient reprendre leur route. Pour sa part, il est resté tout le temps spectateur et s’est bien gardé de participer à l’opération.
Yvon, le boucher de Bracieux faisait partie de l’équipe de droite, mais il croyait que la voiture était maintenue de l’autre côté.
Justin Minance, le forgeron, avec son œil d’expert, affirme que l’essieu aurait pu être consolidé en quelques minutes et la voiture correctement enlevée, si on l’avait laissé faire. Mais certains voyageurs étaient énervés et ne voulaient plus attendre. Ils se sont excités et ont renversé la voiture. Pour lui, si Henri avait été un gars du coin, cela ne serait pas arrivé. Tout le monde l’aurait aidé. Mais il n’est pas du coin.
Si l’enquête statue bien sur le fait que l’absence de contre-rail a provoqué l’accident, elle indique que ce sont les voyageurs qui ont provoqué les dégâts et que la compagnie n’est pas responsable. Pour obtenir réparation, Henri devra porter plainte auprès de la gendarmerie.
En attendant, le passage à niveau, lui, sera modifié.