Lucien s’installe comme il peut au fond de la tranchée. Il s’appuie sur une caisse en bois pour écrire à sa mère.
Il lui a promis, il lui écrira toutes les semaines alors Lucien prend dans son sac une carte postale qu’il a acheté dans une gare, à un arrêt du train le menant vers le front. Elle n’est pas très jolie cette carte, tout le bataillon a dévalisé le vendeur et il ne restait que celle-là ; et le séjour dans son sac n’a rien arrangé. Une vue des terres de Champagne, bien loin des beaux vallons de sa terre de Normandie. La carte est un peu pliée, cornée et tachée de terre.
Il prend son crayon et cherche ce qu’il va bien pouvoir raconter à la mère.
Autour de lui, tout est gris. La tranchée, les hommes, la terre. Plus un arbre, pas un oiseau, pas de doux parfum de printemps, juste l’odeur pestilentielle des corps en décomposition. S’il lève la tête pour regarder hors de la tranchée, il voit le corps de cet allemand, pris dans les barbelés, le casque de guingois. Il ne peut pas raconter cela à la mère alors il écrit : « c’est le printemps ici, il fait bon, le soleil brille mais pas trop fort. Tout va bien. »
Nous sommes le 23 mai 1916 à Verdun. Lucien à dix-neuf. Ces deux frères aînés sont partis au front dès l’avis de mobilisation générale. Il ne restait plus que lui à la maison. Mais sa sœur a rejoint la mère avec ses gosses. Le beau-frère est parti aussi, la fleur au fusil.
Le facteur arrive au village le 10 juin 1916. Il ne va dans aucune maison, ne prend pas le temps d’aller au bistro pour les dernières nouvelles. Il va à la mairie.
Après son passage, le maire enfile son écharpe d’élue. La mine sombre, il part, traverse la grand-rue, tourne à gauche dans la ruelle Saint Martin, continue vers le hameau des Singes. Il n’est pas pressé d’arriver. Sur son passage, les regards se détournent. Ils savent tous ce qu’il va faire. C’est la dixième fois depuis le début de la guerre qu’il le fait. Il va annoncer à quelqu’un que son fils, son mari, son frère, ne reviendra pas.
Quand la mère lui ouvre la porte, elle comprend. Le maire est déjà venu lui annoncer la mort de l’aîné, Pierre, tombé en Champagne. Sa fille, derrière elle, n’ose pas demander.
C’est Lucien. Il est mort pour la France, le 24 mai 1916, lors de l’attaque du Mort-Homme, à Verdun, tué à l’ennemi avec trente-deux de ses compagnons d’arme.
La carte postale arrive deux jours plus tard. La carte « tout va bien ».
Après l’avoir sentie, serrée sur son coeur et semée de larmes, la mère la range soigneusement dans la boîte en fer. Celle avec la petite fille qui sourit en mangeant du chocolat.
Elle est en bonne compagnie. Dans la boîte, il y a la cocarde du conseil de révision de l’aîné (bon pour les filles), la photo du père, mort depuis quatre ans, la coupure du journal pour le concours agricole gagné par le cousin Charles. Elle va être rejointe par la médaille militaire du deuxième fils, étoile de bronze, puis par la photo du gendre, tombé à son tour quelque part en Serbie, un pays bien loin de la Normandie.
Les années passent……. La boîte se remplit : la photo du mariage de sa petite-fille partie vivre à la capitale, suivie d’autres photos, de faire-part de décès, de naissance, de mariages. Des coupures de presse………….
La mère l’ouvre de moins en moins, cette boîte avec le temps, les choses à mettre dedans étant de moins en moins nombreuses. Les souvenirs qu’elle renferme tellement douloureux.
Lorsqu’elle décède, en 1950, nonagénaire courbée par le poids des ans et des chagrins, il n’y a personne de la famille pour suivre le cercueil jusqu’au cimetière. Mais elle a tout prévu. Les vieux du village qui l’ont connu déjà vieille l’accompagnent jusqu’à sa dernière demeure et le notaire prévient les arrière-petits-enfants. Ils ne se déplaceront même pas pour le partage. Les ordres sont donnés au notaire, il doit tout vendre et leur envoyer l’argent.
Alors le notaire vend la maison et demande au brocanteur du canton de la vider. Parmi les vieux meubles usés par le temps, le linge soigneusement brodé et reprisé, les vieilles casseroles en cuivre étincelantes, il y a la vieille boîte en fer. La petite fille au chocolat n’est plus que l’ombre de ce qu’elle a été. Rien d’intéressant là-dedans !!! des vieilles lettres, des vieilles photos. Il y ajoute le livret de famille et la carte d’identité de la mère trouvés dans un tiroir de la cuisine. Et la boîte est oubliée dans un recoin de la grange du brocanteur.
Trente ans plus tard, son fils a repris l’affaire. Les temps ont changé et il sait, que ce que son père ne vendait pas, lui, peut le vendre. Il trouve la boîte en fer, l’ouvre et en sort ce que les collectionneurs s’arrachent. Les médailles iront chez son ami antiquaire à Paris, les belles cartes postales iront au même endroit. Pour le reste, les courriers et la carte « tout va bien » tout abîmée, cela retourne dans la boîte.
Il faut attendre les sites de vente en ligne pour que le fils du brocanteur rouvre la boîte. Les courriers partent dans un lot de vieux papiers et la carte « tout va bien » rejoint un lot de cartes postales de moindre qualité.
Le lot, acheté cinq euros aux enchères en ligne, parvient à l’acquéreur, un généalogiste.
Ce qui l’intéresse ? Les écrits sur les cartes. Et il tombe en arrêt devant la carte « tout va bien ». Elle est moche, sale et cornée et pliée mais l’écriture, bien que passée par le temps, est belle et bien déliée. L’adresse est lisible, la signature aussi.
Quelques clics sur internet plus tard, et l’expéditeur est identifié. Lucien sort de l’oubli et la mère aussi.
Ne donnez jamais à un généalogiste, un bout d’histoire à reconstituer. Autant faire sentir un bout de truffe à un chien truffier. Il part en chasse et d’acte en acte, il découvre l’histoire de Lucien et de sa mère. Une belle histoire à raconter dans son blog.
2016, quelque-part au fin fond du Wisconsin, Mary, dix-neuf ans, écrit l’histoire de sa famille pour un devoir de classe.
Pour la majorité de ses branches, agriculteurs de père en fils dans cet état rural, pas de problème. Mais pour le côté de sa grand-mère, née en France, c’est plus compliqué. Grâce au livret de famille, elle glane quelques renseignements et en fille du XXIe siècle, s’attache à interne pour reconstituer le reste.
Oh surprise !!! en tapant simplement le nom de son arrière-arrière-grand-mère, elle tombe sur un article de blog écrit en français. Vive les traducteurs automatiques !!!! et elle découvre Lucien.
Quelques mails plus tard, échangés avec le généalogiste, ce dernier lui envoie la carte.
Que demande-t-il en échange ? Rien, si ce n’est la copie du devoir de classe
Dans ce dernier, Lucien rejoint l’arrière-grand-oncle américain mort à Utah Beach le 6 juin 1944, le grand-père mort à la guerre de Corée, le grand-oncle tombé au Viêt-Nam et l’oncle, mort à Falloujah.
La boucle est bouclée et la carte postale « tout va bien », soigneusement encadrée, figure en bonne place, sur le mur de la maison, avec les photos de la famille, SA famille.
PS : Toute cette histoire est inventée. Les personnages cités sont la pure création de mon imagination débordante. Mais je trouverais tellement normal que ces cartes postales éparpillées par le temps et la rapacité de certains, retrouvent le chemin des familles qui n’ont plus que cela, comme souvenir des disparus.
J’étais convaincue jusqu’au PS! N’empêche qu’une telle histoire, si bien racontée, est entièrement possible.