La quête des trois Mouche

Il est temps de déballer votre cadeau de Noël. Je sais, je suis en retard, mais le père Noël a dû rencontrer des turbulences sur sa route : turbulences familiales incompatibles avec l’ouverture de l’ordinateur.

Vous voyez, sur internet, toutes ces photos de poilus inconnus qui circulent. Il est tellement difficile de trouver leur nom. J’aimerais tellement pouvoir mettre un visage sur ces hommes aux destins souvent tragiques.

J’ai un certain nombre de ces photos d’anonymes, avec seulement leur uniforme, leur petite moustache et parfois un régiment visible. Ces cartes, je les achète en lot, sur le net. Ce sont des lots bien souvent vendus par des professionnels. Il n’y a pas de lien entre les cartes, excepté l’armée.

Je triais mes photos de poilus lorsqu’il me vient à l’idée qu’au moins trois d’entre elles pouvaient être liées. Une idée folle, certainement.

La première est adressée à « cher frangin » et est signée Michel Mouche. Il écrit « Je vais toujours bien et j’espère que tu en seras de même. Je t’envere ma sale gueule j’attens de tes nouvelles, ton frangin qui t’aime et qui t’embrasse ». Le régiment est, à priori, le 261e. La carte n’est pas datée.

Militaire 3

La seconde, d’une autre écriture, est adressée à « ma chère petite sœur » et signée Léon. Il écrit « Ma chère petite sœur, Marie me charge de sa correspondance car elle trouve que j’ais mieux le temps qu’elle, donc je t’envoie la photo de Michel. J’ai reçu une lettre d’Emile ce matin, il vat toujours bien, moi je vais tous les jours de mieux en mieux, mais je ne peut pas encore me lever et je crois que je n’en suis pas prêt encore. Embrasse bien fort mon cher neveu et ( ) reçoi mes plus chaudes amitiées ton frère qui d’aime bien et pense souvent à toi, je t’embrasse bien fort ».

La carte est datée du 14 décembre 1915. Le régiment est difficile à lire.

Militaire 6

La troisième, non datée, représente un militaire du 140. Il est juste écrit « De la part de ton frangin qui t’aime bien » signé Emile.

Miltaire 2

Une seul a un nom de famille, celle signée Michel Mouche. Quant à celle signée Léon, elle m’apprend qu’il a dans son entourage un Michel (en photo), un Emile et une Marie, et une petite sœur. Les deux photos de Michel ne sont pas du même régiment. De là à imaginer que les trois cartes sont liées, il y a un gouffre à franchir, mais c’est Noël, et si un peu de sa magie opérait ?

Il faut déjà trouver Michel Mouche.

Je vais sur Mémoire des Hommes. Il est peut-être Mort pour la France. Je teste Michel, rien, je teste Léon Mouche, rien, et je teste Emile Mouche. Il y a un et un seul, Emile Mouche, dans la base de données. Il est du 140e Régiment d’Infanterie. Comme l’homme de la photo.

Un petit tour sur filae, je trouve son acte de naissance. Emile Joseph Mouche est né le 1er mars 1892, au Bourget-en-Huile, en Savoie, fils de François Mouche et Louise Joséphine Michelland.

Je prends un petit raccourci grâce à Filae et sur le recensement de 1906, au Bourget-en-Huile, Emile est présent, avec son père et ses frères, Michel et Léon, et sa sœur Rosine.

Voilà soudain réunis Emile, Michel, Léon et une petite sœur. Mais s’agit-il des miens ? Et qui est Marie ? Et sur les photos, les deux Michel sont-ils bien un seul et même homme ?

Il est temps de faire un tour sur le site des archives départementales de la Savoie et de consulter les registres matricules.

Je commence avec Emile. Fils de Jean François Mouche et Louise Michelland, né le 1er mars 1892 au Bourget-en-Huile, comme indiqué sur la fiche de Mémoire des Hommes, matricule 466.

La comparaison avec la photo en noir et blanc ne me permet pas de vérifier si les cheveux sont châtain clair, et les yeux bleus-jaunâtres (drôle de couleur non ?), mais le visage large, le front fuyant et le nez rectiligne sont bien là. Impossible de voir, par contre, s’il a bien une cicatrice sous le menton.

Emile a été incorporé au 140e régiment d’infanterie, à Grenoble, le 9 octobre 1913. Le 2 août 1914, il est dans la 7e compagnie.

Il est blessé par éclat d’obus au menton (encore le menton), le 17 mai 1916, à Vaux.

Le 7 février 1917, il passe soldat première classe. Le 22 juin 1917, il est blessé par éclat d’obus, au chemin des dames. La blessure est grave : plaie au thorax et à l’abdomen. Il n’y survivra pas. Emile décède le 24 à l’ambulance 10/21.

Emile est cité à l’ordre du régiment le 21 août 1917 : « agent de liaison modèle accomplissant toutes les missions qui lui étaient confiées sous les bombardements les plus violents, avec le plus grand mépris du danger ». Croix de guerre, deux étoiles de bronze.

Je continue avec son frère, Michel. Michel Alphonse Mouche, né le 6 mai 1896, au Bourget-en-Huile, fils de Jean François et Louise Michelland. Il est incorporé au 158e régiment d’infanterie, le 8 avril 1915. La date est cohérente avec celle de la carte. Le régiment de la photo est à trois chiffres et peut être 158e mais je ne peux l’affirmer.

Il passe au 261e régiment d’infanterie le 6 décembre 1916 (ce qui correspond à la seconde photo, celle signée Michel Mouche). Michel est blessé par éclat d’obus au fémur gauche, le 6 décembre 1916, à la Côte 304. Il est également blessé par plaie pénétrante au thorax. Il est proposé pour réforme définitive et pension de 95%.

Michel est cité à l’ordre de l’armée le 20 mai 1917 : « Très bon soldat dévoué et courageux. A été grièvement blessé le 6 décembre 1916 au cours d’une contre-attaque ». Médaille militaire croix de guerre avec palme.

Il est difficile d’affirmer que les photos 1 et 2 sont du même homme, mais la guerre est passée par là.

Il ne reste plus que Léon. Léon François Mouche, né le 21 avril 1887, au Bourget-en-Huile. C’est le fils aîné. Il a fait son service militaire au 97e régiment d’infanterie, parti le 8 octobre 1908. Lorsque la guerre est déclarée, il est incorporé régiment d’infanterie de Chambery. Le 1er décembre 1915, à Carisieux, il est brûlé accidentellement à la jambe gauche (2e degré) par de l’eau bouillante.

Il passe au 175e régiment d’infanterie, le 29 juillet 1916 et part en Orient. Le 2 mars 1917, à Monastir, il est atteint de paludisme, avec ictère.

Il est réformé définitivement le 20 décembre 1924, à 50% pour déviation de la colonne vertébrale et mal de Pott.

La deuxième carte aurait été écrite deux semaines après sa brûlure. Il serait donc rentré chez lui en convalescence.

En regardant de plus près mes autres photos de soldat, je trouve une photo de plusieurs hommes du 97e. Je la retourne et elle est écrite et signée Léon. Il s’adresse à sa sœur, il y a parle de Marie, du Bourget….. et oui, c’est encore une carte de la même famille.

Militaire 5

J’ai donc les trois frères en photos, même si je ne peux pas dire qui est Léon dans la photo de groupe.

Il ne reste plus qu’à identifier Marie et la sœur. Si j’en crois le recensement de 1906, la sœur doit être Rosine. Mais qui est Marie ? Sa femme ?

Il faut faire un peu de généalogie.

Léon François a épousé Claudine Mermoz le 2 décembre 1911. Marie n’est donc pas sa femme. Il s’agit plutôt de sa sœur, Anne Marie Mouche. Elle a épousé Charles Gonthier, le 4 novembre 1905. Et Louise Rosine, l’autre sœur, a épousé Prosper Burle, le 14 septembre 1911. Tous les trois se sont mariés au Bourget-en-Huile.

Nous avons trois frères et deux sœurs. Les lettres de Léon sont donc adressées à Louise Rosine. La carte du 14 décembre 1915 parle du cher neveu et Louise Rosine est bien maman d’un petit Paul, né en 1913.

Tous les indices concordent vers mon hypothèse, il s’agit bien des trois frères Mouches.

La guerre est passée et malheureusement, un des frères n’est pas revenu. Les deux autres ne sont pas dans un état de santé très bon, mais ils sont vivants.

En 1921, au Bourget-en-Huile, Rosine est revenue, avec son mari, et leurs trois fils. Ils vivent à côté du père, François Mouche chez qui vivent Léon et sa femme Claudine, et leurs quatre enfants, ainsi que Michel. Anne Marie et son mari vivent ailleurs, peut-être à Lyon.

Au-delà de l’identification des hommes sur les photos, c’est l’affection qui relie ces frères et sœurs, qui a traversé le temps.

C’est un petit cadeau de Noël, ces poilus qui ne sont plus anonymes et qui reprennent vie, au gré des archives.

Christine LESCENE
Christine LESCENE

Généalogiste professionnelle depuis 1993 - formatrice en généalogie professionnelle depuis 1995 - Généa bloggeuse depuis 2008

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3 commentaires

  1. Quelle bonne idée que de reconstituer des familles sur la base de cartes postales. Une belle intuition et une recherche bien menée qui font un billet instructif et inspirant.

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