Les feuillets matricules sont souvent sources de renseignements très variés sur la vie des hommes. Mais parfois, ces feuillets sont très frustrants.
C’est le cas du feuillet de Lucien Eugène Bizeray. De la classe 1911, feuillet 72, Lucien Eugène est né le 20 avril 1891, à Suèvres, en Loir-et-Cher, et est décédé, tué à l’ennemi, le 22 août 1914, alors qu’il est soldat de 2e classe au 113e régiment d’infanterie.
J’oubliais la ligne du dessus : il est inscrit dans la 4e partie de la liste comme soutien de famille, en 1912.
Il n’y a rien d’autre. Pas de lieu, pas d’explication particulière sur ce qui lui est arrivé. Il est mort, tué à l’ennemi, et c’est tout.
Ce jeune homme de vingt-trois ans, mesurant 1.59 m, aux cheveux châtain clair et aux yeux jaune clair (oui, jaune clair !!! j’ai relu plusieurs fois. Ou alors, c’est fauve clair !!), aux oreilles écartées et au menton à fossette, aux sourcils drus, a une histoire qu’il faut chercher ailleurs.
Lucien Eugène Bizeray est né le 20 avril 1891, à Suèvres, dans le Loir-et-Cher. Il est le huitième enfant de Jacques Bizeray et Mélanie Gabrielle Houdebert. Trois autres viennent après lui.
Lorsque la guerre éclate, Lucien Eugène est déjà à l’armée, au 113e régiment d’infanterie, 7e compagnie, et il est le premier à partir au front… Et le premier à mourir. Le 22 août 1914, son régiment lance une attaque en Belgique, à Signeulx et c’est un épouvantable échec. L’armée française bat en retraite, laissant derrière elle, sur le champ de bataille, des centaines d’hommes, blessés, morts, mourant.
Lucien Eugène est porté disparu. Un acte de disparition est dressé le 22 octobre 1914 : disparu pendant le combat du 22 août 1914, à Signeulx (Belgique).
Ses parents écrivent à la Croix-Rouge pour savoir s’il est prisonnier, quelque part en Allemagne, mais il n’est sur aucune liste.
Aucune nouvelle le concernant ne parvient à la famille.
Le 21 mars 1916, le décès est officiellement notifié à la famille par l’armée. Son corps a probablement été inhumé dans une fosse commune, sur le territoire de Baranzy ou Mussy-la-Ville. D’après le bureau de renseignement de l’armée belge, il aurait été tué à l’ennemi.
Son corps a été formellement identifié en Belgique, car il figure sur la liste des soldats français tombés les 21 et 22 août 1914, dressée par le curé de Signeulx, le bourgmestre de Mussy-la-Ville, et le graberbüro de Virton. Les noms ont été relevés sur les corps avant que les allemands n’emportent tout ce qui aurait permis de les identifier.
La liste du graberbüro concerne les soldats français enterrés dans le cimetière de Mussy-la-Ville, antérieur aux exhumations et réexhumations de 1917, voulues par les allemands. Lucien est sur cette liste, avec comme mention, la somme de 1.10 francs. Ces listes sont transmises à l’armée française en 1919.
Pour la petite histoire, tous les documents militaires sont au nom de Bizenay et non Bizeray, ce qui entretient le doute, pendant très peu de temps, sur l’identité du disparu. Mais les documents sont vite rectifiés. Il s’agit bien de Lucien Eugène. Il avait vingt-trois ans.
Le 12 janvier 1920, une requête est déposée au tribunal civil de Blois, pour un jugement déclaratif de décès, jugée conforme le 15. Le 24 mars 1920, le décès de Lucien Eugène est officiellement inscrit sur les registres de l’état civil de Suèvres.
Il est également inscrit sur le livre d’Or de la commune, sur les plaques commémoratives de l’église, et sur le monument aux Morts, sous celui de son frère, Georges Onésime.
Georges Onésime, de la classe 1903, était myope comme une taupe. Cela lui a permis d’éviter le service militaire, mais pas la guerre. Il est meunier, et le 3 août 1914, pendant trois jours, il est réquisitionné comme conducteur. De retour chez lui, il est affecté, le 9 janvier 1915, au 113e régiment d’infanterie (celui de son frère disparu), mais en service auxiliaire. Il passe au 13e régiment d’artillerie, le 26 mars 1916, puis à la 22e section des Commis et Ouvriers d’administration, le 20 mai de la même année. C’est là qu’il tombe malade et succombe à la fièvre typhoïde, le 26 janvier 1917, à l’hôpital Andral, à Paris (19e). Il avait trente-trois ans. Lui aussi est Mort pour la France, mais d’une autre façon. Lui aussi était célibataire.
Les deux autres frères mobilisés, André Pierre, classe 1918, et Alphonse Adolphe, classe 1905, reviennent à la maison, sains et saufs, tout comme le beau-frère, Louis Eugène Bailly, classe 1901, époux de la sœur aînée, Léopoldine.
Le mari d’Alphonsine, sixième enfant de la fratrie, Léon Edouard Donche, classe 1899, n’aura pas cette chance. Bien qu’il ait été réformé, en 1901, pour épilepsie, il part, au 34e régiment territorial d’infanterie, le 1er avril 1915. Il est tué à l’ennemi, cinq mois plus tard, le 6 septembre, à la côte 119, près de Souchez, dans le Pas-de-Calais. Il avait trente-six ans. Il est inhumé à la nécropole nationale de Targette. Lui aussi, est Mort pour la France.
Trois, pour une même famille, ça fait beaucoup.
Mais si l’on sait où est inhumé Léon Edouard Donche, et Georges Onésime Bizeray, la tombe de Lucien Eugène reste inconnue.
Lucien Eugène semble être, pour toujours, un disparu de Signeulx.
Source photo : http://monumentsmorts.canalblog.com/archives/41___loir_et_cher/index.html
C’est toujours terrible cette mention “tué à l’ennemi” tout comme “disparu à” d’ailleurs…